Oui, l’islam est une religion « anormalement » normale… comme les autres (1). Elle a en France son lot de pragmatiques qui en prennent et en laissent avec la lettre de la religion, ses spirituels peu sensibles aux soubresauts du siècle, ses dévots expansifs et quelques sicaires adeptes du jihad armé, mais aussi ces musulmans sociologiques qui n’ont que des liens ténus avec le Coran. Tous ces musulmans de naissance ou convertis, n’ont pas vis-à-vis de la lettre de la religion la même déférence et tous les pratiquants ne sont pas nécessairement d’accord sur l’étendue de l’application des prescriptions religieuses. Nombreux sont enfin les musulmans sécularisés qui n’entendent pas renoncer à toute forme d’islamité comme l’observance du jeûne ou le fait de porter un prénom islamique bien qu’ils ne prient pas ou consomment occasionnellement de l’alcool ! Renonçons à l’idée que pour voir leur religion pleinement reconnue comme les autres, les musulmans devraient systématiquement abandonner des pratiques, comme le voile, au motif que celles-ci risqueraient de susciter un rejet irraisonné de l’islam. Il ne nous viendrait pas à l’esprit de suggérer aux juifs pieux de France de renoncer à porter la kippa au risque d’alimenter la judéophobie de quelques-uns ! Pourquoi les musulmans devraient-ils être plus « modernistes » que les autres croyants pour apparaître plus dignes de la république ? De toute façon, des accommodements raisonnables sont toujours possibles (bandana, repas sans porc, horaires de prières aménagés…) mais pas sous contrainte et dans un climat de suspicion généralisée. Aujourd’hui, c’est le voile qui dérange, que leur reprochera-t-on demain ? De jeûner, la non-consommation de porc, la circoncision, le port de la barbe ? A ce rythme, il n’est plus question d’intégration mais bien de domestication de l’islam. Dans le même esprit, nous n’avons pas plus à sommer les musulmans de l’Hexagone de se justifier des exactions commises par d’autres musulmans sur la planète, que les bouddhistes de France n’ont à s’excuser des violences subies par la minorité musulmane rohingya dans la Birmanie bouddhiste. Philippe D’Iribarne a raison quand il dénonce les discours trop angéliques à propos de l’islam. Encore faut-il adopter la même attitude à l’encontre de ce discours bien rodé qui vise à récuser l’usage du terme d’islamophobie au motif fallacieux que celui-ci vise à tuer dans l’œuf tout effort de critique raisonnée de l’islam, tout regard distancié par rapport à la vision littérale de la religion, ou que les musulmans confondent critique de l’islamisme radical et dénonciation de l’islam. Que penser des profanations de carrés musulmans, des dégradations de lieux de culte ou des violences sur des personnes en raison de leur affiliation supposée à l’islam sous prétexte de porter un voile… pas toujours intégral ! Convenons que la xénophobie n’explique pas tout et qu’aucun esprit réformateur ne préside à ces violences en lien avec une peur irraisonnée de la religion musulmane souvent entretenue par des officines diverses (politiques, intellectuelles, associatives…) tout autant que par l’actualité internationale. Il n’y a donc nulle honte à reconnaître là les contours d’une islamophobie décomplexée qui parfois ose même se réclamer d’une laïcité… dévoyée ! C’est vrai que le travail critique sur les sources de la religion doit partout se poursuivre dans des conditions qui garantissent la libre expression et la liberté de recherche académique fondée sur l’usage exclusif de la raison, l’analyse des faits et non la répétition d’un catéchisme officiel. La liberté de conscience doit être garantie tout autant que la liberté de pensée et de manifester sans craindre la censure de l’Etat ou l’intervention de la police et de l’armée à Istanbul comme au Caire. Si l’islamisme pluriel dans ses modes d’expression (légaliste, révolutionnaire…) et dans ses contenus (réactionnaire, moraliste…) est bien un phénomène islamique, il ne saurait être un condensé de la religion musulmane, pas plus que le dynamisme des courants fondamentalistes protestants ne le sont pour la Réforme ou les bataillons de Civitas pour le catholicisme. Quand à suggérer que les musulmans pratiqueraient « le double jeu » et qu’ils devraient adopter des « stratégies plus constructives » que de s’arc-bouter sur une « tenue islamique », c’est méconnaître l’hétérogénéité qui caractérise les musulmans de France. La critique de l’islam est légitime dans la mesure où elle permet de rendre intelligible ce qui ne l’est pas toujours dans les pratiques sociales des individus (les régimes de vérité, les rapports de domination de classes comme de genres), elle cesse de l’être quand elle fait le procès systématiquement à charge des musulmans sans prendre en compte le poids des contextes nationaux et culturels, des situations historiques et sociales objectives qui façonnent davantage les modes d’expressions de l’islam que les normes tirées des livres « saints ». Si le processus d’accommodement de l’islam à la laïcité française connaît des moments de crispations et des occasions de débat, ceux-ci s’avèrent utiles à condition que chacun surmonte les stéréotypes et les phobies qui obèrent une perception plus apaisée des rapports entre la religion musulmane et l’univers laïque. (1) Réponse au Rebond de Philippe D’Iribarne publié le 30 août dans « Libération ». Dernier ouvrage paru : « l’Islam dans la laïcité », Pluriel Hachette, 2011. Franck FREGOSI Directeur de recherches au CNRS, enseignement à Sciences-Po Aix-en-Provence