Rencontrer Amar Lasfar tient de l’exercice d’équilibriste. Pour fil tendu, l’islam traditionnel, et pour perche, une approche contextuelle (forcément modulable) afin d’éviter une chute vertigineuse. Comme tout bon équilibriste, Amar Lasfar, 52 ans, père de six enfants, pratique l’art de la maîtrise de soi. À la fuite en avant, il préfère l’ascension policée, marche après marche. Quand on évoque sa nouvelle présidence, il rétorque « qu’il n’a pas débarqué». Imparable. Dès 1983, Amar Lasfar a participé « modestement » à la création de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) avant d’en gravir tous les échelons. Qui oserait contester la légitimité de cet homme de l’intérieur, dévoré par une ambition réelle ? Forgé à l’islam traditionnel par son père, poli aux études universitaires dont il a extrait « le sens du savoir en général et celui de la religion en particulier », il s’est très vite passionné pour le sort de ses coreligionnaires. À travers le prisme de l’éducation. Un choix pertinent.
Arrivé à Lille dans les années 80 pour y décrocher une maîtrise d’économie et un DESS de gestion, Amar Lasfar se lancera très rapidement dans un activisme étudiant qu’il ne renie pas. « Je me suis demandé où étaient les fils d’immigrés. Je croyais que comme en Russie, ils étaient dans un bâtiment à part. La réalité, douloureuse et amère, m’a rattrapé. Personne ne réussissait à traverser la frontière du bac. » Beaucoup peuvent aujourd’hui méditer sur cette phrase, pilier de sa carrière. Lui savoure. « Depuis, nous avons formé à Lille une bonne partie de l’élite du Maghreb. » Trustant les présidences associatives, recteur de la mosquée de Lille-Sud, initiateur du lycée musulman Averroès – dont on loue les résultats –, il est sur tous les fronts. Efficace.
Affranchi
Né à Nador (Rif marocain), en 1960 dans une famille de onze enfants, Amar Lasfar, outre sa vision d’un islam traditionnel, a hérité de ses parents du « sens du commerce ». Il est à la tête de trois agences de voyages en France (Lille, Lyon et Caen) à destination des pays du Maghreb, organisant des pèlerinages et faisant, au passage, grincer quelques dents. Le recteur s’en moque. Ce qui le hérisse, ce serait « d’être inutile ».
Alors, il bosse. Obsédé par un nouveau défi, le patron de l’UOIF entend revisiter la représentation du culte musulman en France. Au risque de tout faire imploser. « Nous ne sommes redevables que vis-à-vis de Dieu et de la communauté musulmane. Nous revendiquons notre indépendance de fonctionnement. » Affranchi, il tente sa chance. Il sent le Conseil français du culte musulman (CFCM), qu’il juge trop lié à l’Algérie, affaibli. Alors que d’autres estiment que l’UOIF reste, elle-même, très proche des Frères musulmans égyptiens. Ou que l’opposition entre Marocains (son pays d’origine) et Algériens sape les fondements du CFCM. Les dissensions annoncent un virage difficile à négocier. Que deviendra l’islam en France ? Amar Lasfar lève le doigt. Il est là !
Sur un plan local, son rapport à la politique interpelle. « Nous ne faisons pas de politique mais nous nous intéressons à la chose politique en tant que citoyens. » Il mêle « islamité et citoyenneté » sans sourciller. Et pourtant… L’apparition de quelques prêcheurs musclés (dont cheikh Salah Sultan, prédicateur égyptien qui avait appelé au djihad contre Israël) aux Rencontres annuelles des musulmans du Nord a provoqué une réelle prise de distances de la part de la ville de Lille. « La politique vous consomme en fonction de son agenda », glisse-t-il. Lui compte s’inscrire dans la durée, guidé par une certitude. « La religion, il faut pouvoir la concevoir dans un cadre moderne. » L’envolée surgit. « il faut faire de l’amour de la patrie l’une des obligations religieuses ». Patrie et religion dans la même phrase. Toujours, le texte et le contexte.
Bâtisseur et fort des faiblesses de ses rivaux